Départ sans bagages

à Judith et Sarah

Le soir est calme. L’orage est déjà derrière les instants fanés. Dans les combles apaisés la lucarne veille sur la commode aux sept tiroirs du passé. Son bois est dur et ses serrures bien forgées. L’ont prévue, dessinée ceux qui seront toujours heureux de partager la nuit de leur vérité. Leurs mains habiles y ont rangé ma vie, son devenir et leur fini y a comprimé mon âme, son infini, ses possibles sentiers.
Demain je voudrais m’en aller.
J’ouvre les tiroirs. Mes mains et mes bagages sont vides. Que dois-je emporter ?
Mêlés aux aurores sans regard, trop fardées, j’aperçois une plume de geai bleu, le chant d’une alouette au-dessus d’un champ de blé, un violon suspendu à l’espoir, quelques caresses en attente et le rire des pics-verts après le tumulte inutile des orages d’été.
Près de l’amour soumis, ses gestes d’ombre, il y a des ailes de libellules vertes, un matin inespéré dans la mosquée de Soliman, un éclat de couchant dans un nid d’hirondelle, la tendresse du vent au fil des saisons, une brassée de dattiers aux désirs inapaisés et quelques lunes prises dans les branches de la voie lactée.
Avec les sabots de mes hivers et les mots qu’il ne faut pas dire, je découvre des tessons de songes, un morceau de midi couleur de silence, les appels éperdus du désert qui ne veut pas être seul, quelques pages de plaisirs imaginés, les senteurs d’un ailleurs jamais trouvé et la cage aux cailles où l’enfance a été contrainte de s’oublier.
Mais… demain je m’en irai, vers un amour tout neuf, sans serrures, sans clés, avec le bagage ouvert de ma vie, sans tiroirs, sans rien emporter.

Avril 1994