La porte de Gorée

à la désespérance de ceux qui sont
partis enchaînés et ne sont jamais revenus

Ibis redibis non…

Il avance
Il approche
Il est blanc .
Il était posté derrière les dunes
A l’affût des éclairs noirs .
Qui aurait pu s’y attendre
Y croire ?
A-t-on jamais vu un orage blanc ?
Il a piégé le désert
Le silence
Le vent .
Dans ses yeux
Il y a le cri de l’or
L’or de la mort
Le regard du marchand .
Vite
Plus vite
Courez
Ne vous arrêtez pas
Plus vite
Ne regardez pas en arrière
L’orage arrive
Il est là
Il est blanc .
Foudres blanches qui dévalent les sables .
Mains tendues
Crochues
Pour saisir
Attraper
Prendre .
Eclairs noirs en fuite
Sur les sentiers amis
Sûrs
Aimés
Connus .
Forêts qui tremblent .
Cuisses de lumière
Torses nus
Dents blanches .
Course éperdue
Haletante
Cris de la vie
Cris de visages
Cris de l’âme
Blessures d’infini
Dans les rets de l’orage .
Herbes vierges
Foulées
Folles
Déflorées
Sauvages .
Ombres déchirées
Inapprivoisées
Mémoires vertes qu’on fustige .
Serres ouvertes
Cupides
Qui fondent sur la liberté
En fuite .
Vite
Plus vite
Elle n’en peut plus
Elle va tomber
Elle tombe
Elle est hors d’haleine .
Au bout du souffle
La forêt s’effondre
S’écroule .
C’est l’espoir qu’on enchaîne .

Ibis redibis non …

Dans les filets
Les pièges
Les cages
Les regards se révoltent
Se meurent
Se taisent .
Les torses
Les hanches
Les cuisses
Se convulsent
Se résignent
Se calment .
Les éclairs s’éteignent .
Dernières sueurs
Du froid de l’âme .

Ibis redibis non …

Adieu départs à la chasse à l’aube
Gestation du désir sur l’aire des pleines lunes
Danse de soleils
De hanches
D’amours entrevues
Retenues
A l’ombre de sérénités nourries de songes .
Adieu forêt
Mère végétale qui parle au désert
Page libre
Où errent tous les possibles
Tous les secrets .
Adieu fleuve des aventures
Des retours annoncés
Que le silence interroge
Suspendu à l’infini de l’enfance
Où se baignent les jours
Toujours les mêmes
Rassurants
Parcourus de pirogues innocentes .

Ibis redibis non…

Corps battus
Enchaînés
Eclairs éteints
Mémoires cachées
Cousues
Dans la doublure la plus secrète
La plus nocturne
De votre peau noire
Feuilles séchées
Sous le fouet de l’orage blanc
La porte de Gorée vous attend .
Oeil vide
Sans cils
Porte de l’ultime saut
De l’ultime silence
Porte aveugle
Sans battants
Porte des nostalgies inutiles
Porte des colères océanes
Porte enceinte de voiliers
Où la désespérance sera votre peau
Votre âme
Dans le cercle de l’ultime voyage .

Ibis redibis non…

Sur la haute mer
Les vagues sont seules .
Le vent rythme l’écume sur vos visages .
Là-bas
Dans les champs de coton
La lune fauchera l’herbe du printemps
Et vos enfants cueilleront la neige de l’été .
Ils seront habités par le silence
A l’orée des mémoires
Où l’oubli meurt au gré des saisons .
La canne à sucre sera amère
Et sous les caféiers
Les brûloirs auront un parfum de larmes .
L’arbre de votre sang
Vieillira enfant
Sur le rocher des départs
Des retours perdus .
A ses pieds
Le vent
Ami de vos solitudes
Enchaînera le temps .

Ibis redibis non…

Mai 1998

“Ibis redibis non…” : “Tu partiras et ne reviendras pas…”
(fragment d’un oracle de la Sybille de Cumes.)