Portraits

aux cinq filles de Rosa et Agostino

Portrait noir et blanc jauni des grands-parents au-dessus de la cheminée.
Il y a longtemps.
Rosa-ma grand-mère avait volé les yeux nuits-profondes aux femmes du Fayoum où coule doucement le Léthé sans passé.
La jeunesse d’Agostino-mon grand-père aux moustaches austro-hongroises descendait lumineuse au fil des jours le fleuve-Rosa aux senteurs profondes de nuit- giroflées.
Il y a longtemps.
Le long du fleuve ils ont eu des garçons et des filles.
Cinq filles.
Avant l’âge de raison les enfants travaillaient dans la plaine
Il y a longtemps.
La plaine était mère-marâtre-porteuse-avorteuse-abandonneuse d’enfants-bras ouverts-bras fermés-douceur cruelle-cruauté de douceur.
Elle n’a pas d’âge.
Plus tard les cinq jeunes filles m’ont parlé en remontant le Léthé.
En amont le passé a retrouvé pour l’enfant son visage.
Il y a longtemps.
Te souviens-tu – te souviens-tu – te souviens-tu ? Se disaient-elles l’une l’autre. Te souviens-tu du froid avec les vaches dans les champs gelés ?
Les fenêtres du jour étaient fermées.
Il y a longtemps.
L’on courrait-ombres d’hiver-mettre nos pieds sous les vaches qui pissaient et les mains près des naseaux qui fumaient. Te souviens-tu ?
Il y a longtemps.
Les soirs d’été venaient-ils de la mer ? Nous ne l’avons jamais su. Nous ne l’avions jamais vue. On nous avait parlé d’elle. Nous aurions fait un jour le voyage avec un époux très beau après l’avoir aimé fiancé dans les blés-sous les rives le long des fossés.
Il y a longtemps
Après bien d’orages exorcisés par le tisonnier mis en croix avec des branches d’olivier les cinq jeunes filles se sont mariées.
Elles n’ont jamais vu la mer.
Leur sourire a mûri à chaque saison des trèfles.
Leur portrait est parti sur cinq cheminées.
Il y a longtemps.
En aval du Léthé sans passé les cheminées se sont effondrées.

29 Mars 1999